L’ouvrage « Impostures intellectuelles » de Alan Sokal et Jean Bricmont, paru en 1997 aux éditions Odile Jacob, fait suite à la publication d’un article parodique dans la revue américaine de renom « Social Text », intitulé « Transgresser les frontières : vers une herméneutique transformative de la gravitation quantique ». Le physicien et épistémologue américain Alan Sokal, membre du corps professoral du département de mathématiques de l’Université de New York, en publiant cet article au nez et à la barbe de la revue, voulait démontrer le manque de rigueur qui sévissait dans le domaine de la publication scientifique, notamment du côté des sciences humaines. Le jour même de la publication de l’article « pseudo-scientifique » dans la revue « Social Text », il annonça le canular de façon publique dans le magazine « Lingua Franca ». Cette affaire secoua le monde de la publication scientifique et est connue aujourd’hui sous le nom de « l’Affaire Sokal ». Celle-ci eut un impact dans le monde des sciences, notamment en ce qui concerne la valeur et le rôle des comités de lecture. La revue « Social Text », qui n’avait à l’époque pas de comité de lecture, était ainsi vulnérable aux fraudes et pseudo-théories en tout genre. La publication scientifique a ainsi renforcé ses lignes de défense afin d’éviter la réitération de ce type d’affaires, bien que de nouveaux cas puissent de temps à autre apparaître ( cf : http://www.liberation.fr/debats/2016/05/31/canulars-academiques-les-maitres-a-penser-demasques_1456452 ).
Suite à cette affaire, le physicien Alan Sokal s’associa au physicien et essayiste belge Jean Bricmont, afin de mettre en évidence un courant de pensée connu sous le nom de « postmodernisme » (du moins pour ce qui est de sa version radicale), une tendance ayant largement parasitée le monde de la sociologie et de la philosophie des sciences. L’idée de celle-ci étant que les savoirs et connaissances scientifiques ne sont pas des descriptions d’une réalité extérieure à la société, mais qu’elles sont « toutes » issues d’une construction sociale relative aux courants de pensée dominants, en fonction des époques où elles ont été formulées. Il y a donc là un rejet radical de toute forme d’empirisme et d’objectivité. Les deux auteurs, à travers cet ouvrage, relèvent les abus inhérents à ce courant de pensée, notamment en ce qui concerne les confusions intellectuelles, fines ou grossières, présentes dans une grande partie des ouvrages issus de cette tendance.
Plusieurs abus ont ainsi été relevés par les deux auteurs, et sont mis en images par l’analyse du discours de plusieurs intellectuel(le)s de renoms (Jacques Lacan, Julia Kristeva, Luce Irigaray, Bruno Latour, Jean Baudrillard, Gilles Deleuze et Félix Guattari, et Paul Virilio), que l’on peut associer au postmodernisme de par leurs écrits et déclarations publiques. Les abus relevés sont les suivants :
- Le fait de parler abondamment de théories scientifiques dont les auteurs n’ont qu’une très vague idée. L’idée étant d’utiliser une terminologie scientifique sans se soucier du sens réel de celle-ci. La théorie de la relativité, la théorie des ensembles, la théorie du chaos ou encore l’incomplétude de Gödel, sont des théories couramment utilisées par ces mêmes auteurs, sans pour autant qu’ils les comprennent.
- L’importation de notions issues des sciences exactes dans les sciences humaines, de façon arbitraire et gratuite, sans la moindre justification empirique, est également une pratique courante que l’on retrouve dans ce genre de littérature. Il est possible de voir par exemple des analogies gratuites entre la notion mathématique de « tore » et la névrose (notamment chez Lacan), ou encore des notions de géométrie appliquée à l’histoire (selon Baudrillard les guerres modernes se déroulant dans un espace non-euclidien), et ce ne sont là que quelques exemples de ce genre d’abus.
- L’exhibition abusive de mots savants, accumulés de façon pêle-mêle afin d’étaler une érudition superficielle, à même d’impressionner et d’intimider le lectorat non scientifique. Technique qui fonctionne également pour un public qui ne maîtrise pas les domaines liés aux termes utilisés, bien qu’il puisse être qualifié dans d’autres branches du savoir.
- La manipulation d’une certaine forme de dialectique, par la formulation de jeux de mots et de phrases dénués de sens, à même d’établir une certaine confusion entre des données tangibles et des affirmations complètement imaginaires. La théorie de la relativité et les notions d’espace-temps, largement incomprises par ces mêmes auteurs (notamment par le philosophe français Henri Bergson que les auteurs post-modernes, tels que le philosophe français Gilles Deleuze, n’ont de cessent de défendre et mettre en exergue dans leurs écrits), font généralement bonne figure dans ce type de manipulations.
- Le fait que ces auteurs parlent avec assurance de domaines qu’ils ne maîtrisent pas. Ce qui est notamment le cas pour Jacques Lacan lorsqu’il s’exprime au sujet de la « topologie », notion propre aux mathématiques, dans son exposition des « structures inconscientes du sujet ».
Au-delà de formuler une critique sur la part radicale de ce courant de pensée, Alan Sokal et Jean Bricmont désirent mettre en lumière l’urgence qu’il y a de comprendre les tenants et aboutissants de ce phénomène. La fin de l’ouvrage s’essaie donc à une analyse de celui-ci (une analyse que les auteurs reconnaissent incomplète et subjective), afin de voir pourquoi nous y faisons face aujourd’hui. Les deux physiciens ne s’opposent donc pas à la notion de « pluridisciplinarité » (ou bien encore à celle dites de « transdisciplinarité »), simplement ils nous mettent en garde contre les déviances que cela peut apporter lorsque la rigueur et l’honnêteté intellectuelle ne sont pas au rendez-vous. Il est donc bon d’être sceptique, sans pour autant tomber dans un scepticisme radical et aveugle. C’est là une gymnastique de l’esprit critique qu’il nous faut développer, afin de faire évoluer la science et le savoir au sens large. Sans compter que certains auteurs du postmodernisme ont contribué au développement d’un scepticisme spécifique, à même de corriger notre façon d’aborder le réel. Paul Feyerabend, dans son ouvrage « Contre la méthode, Esquisse d’une théorie anarchiste de la connaissance », publié en 1975, nous avertissait contre le scientisme naïf qui exclut radicalement les influences sociales dans l’élaboration de nos savoirs. Il a ainsi à la fois contribué à une révision de notre approche et à un entérinement de ce type de déviances complètement relativistes… Il y a donc toute une réflexion rigoureuse à avoir concernant la philosophie et l’histoire des sciences, qu’Alan Sokal et Jean Bricmont nous invitent à développer, des pièges à éviter, et de la distance à prendre afin de ne pas s’embourber dans une bouillie intellectuelle à même de nous faire reculer de trois pas lorsque nous n’avançons que d’un.
Cet ouvrage est donc un outil essentiel concernant l’analyse des données que nous pourrions être à même d’utiliser afin de forger notre esprit critique. Celui-ci nous démontre à quel point il est aisé de travestir des idées afin de leur donner un vernis de respectabilité qu’elles ne méritent pas. Il nous démontre également à quel point l’argument d’autorité peut-être un outil déviant, à même de parasiter les connaissances objectives de pseudo-théories et d’allégations gratuites en tout genre. Alan Sokal et Jean Bricmont nous incitent donc à la prudence, mais également à nous former de manière constante afin de visualiser les contours changeants et évolutifs des sciences, sans pour autant sombrer dans un relativisme cognitif béant et destructeur. Une force de proposition se forge de façon pertinente à partir du moment où elle dispose de bases solides, c’est là tout l’intérêt de cet ouvrage.
Mathias TECHER
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